Habitats flottants, villes-éponges… Cinq stratégies audacieuses pour cohabiter avec l’eau
Plutôt que de se défendre contre la mer et les crues, certains territoires font le choix de composer avec les aléas de l’eau pour mieux s’en protéger sur le long terme. Un article extrait du numéro 37 du magazine d’Usbek & Rica (automne 2022), consacré à l’adaptation climatique.

Longtemps, on a cru pouvoir lutter contre les inondations en érigeant des murs. Mais à l’heure où le niveau des mers grimpe (+ 84 cm d’ici à 2100 dans un scénario de réchauffement à + 3 °C ou + 4 °C, selon les prévisions du Giec) et où les pluies diluviennes se multiplient, cette stratégie commence… à prendre l’eau.
Architecte et professeur au Lab’Urba de l’université Gustave-Eiffel de Champs-sur-Marne, Bruno Barroca est convaincu que « les digues créent plus de risques qu’elles n’en enlèvent ». Il en tient pour preuve les ravages causés par l’ouragan Katrina à La Nouvelle-Orléans, en août 2005, si virulent que les ouvrages en béton ont cédé, déversant des trombes d’eau sur la ville et faisant plus d’un millier de morts. « S’il n’y avait pas eu ces digues, on n’aurait pas construit dans ces territoires, assure-t-il, ou alors on aurait construit différemment. »
À l’heure où 1,8 milliard de personnes sont déjà exposées à un risque d’inondation extrême, une autre approche émerge dans certaines villes et régions du monde, bien résumée par le programme Delta lancé en 2008 aux Pays-Bas : baptisé Leven met Water, celui-ci invite littéralement à « vivre avec l’eau » pour mieux s’en protéger. Car, « tôt ou tard, l’eau gagne toujours », assure la journaliste scientifique Erica Gies dans son ouvrage Water Always Wins (Apollo, 2022), conseillant de « collaborer » avec l’eau plutôt que vouloir la contrôler à tout prix. Ce changement d’état d’esprit pourrait même apporter, dans certains cas, son lot de bénéfices et de possibilités. La preuve avec ces cinq stratégies.

1 / Former des digues « vivantes »
Comment ça marche ? Au lieu d’armer les littoraux de digues et d’enrochements – des solutions coûteuses, par ailleurs susceptibles d’aggraver les problèmes d’érosion et de nuire à la biodiversité –, on s’en remet aux éléments naturels tels que des coraux ou des mangroves pour « casser » les vagues et limiter les dégâts sur les côtes.
Où est-ce que ça existe ? À chaque zone côtière son allié naturel contre les inondations : aux Antilles, aux Philippines ou encore au Vietnam, ce sont les mangroves que l’on tâche de faire revenir. L’archipel des Seychelles, lui, s’est lancé dans un vaste projet de restauration des récifs coralliens, tandis que des chercheurs canadiens envisagent, dans le cadre du projet de recherche Living with Water, de surélever progressivement des marais grâce à l’apport de sédiments dans une baie non loin de Vancouver.
C’est efficace ? En 2020, une étude publiée dans la revue Nature estimait que 15 millions de personnes étaient épargnées par des inondations chaque année dans le monde grâce aux mangroves. Non seulement ce type de solutions fondées sur la nature « est très efficace pour diffuser la houle », juge Servane Gueben-Venière, chercheuse spécialisée dans la géographie des risques et des crises à Sciences Po, mais il contribue aussi à préserver la biodiversité en fournissant de nouveaux habitats. « Quand cela protège des habitations derrière, précise-t-elle néanmoins en prenant le cas des marais que l’on restaure sur les côtes anglaises, il arrive que l’on ait en plus des digues basses, mais l’impact environnemental, économique et paysager est bien moindre que celui d’une digue haute. »

2 / Laisser entrer la mer
Comment ça marche ? La dépoldérisation, pour employer le terme technique, consiste à reconnecter à la mer des terrains qu’on avait gagnés sur elle, à déconstruire des digues ou tout simplement à cesser de les entretenir. Devenues inondables, certaines portions de terres font alors office de zones tampons capables de retenir l’eau en cas de forte tempête.
Où est-ce que ça existe ? Les Pays-Bas et l’Angleterre ont été à l’avant-garde de cette approche dès les années 1980. En France, elle commence tout juste à faire surface. Dans la baie de Lancieux (Bretagne), il a ainsi été décidé de ne pas colmater la brèche apparue dans une digue en 2020. « Nous l’avions déjà réparée à plusieurs reprises mais la vacuité de ce combat n’est plus à démontrer », a justifié auprès de l’AFP Gwenal Hervouët, délégué régional adjoint du Conservatoire du littoral. Si elle concerne surtout des régions côtières peu habitées, cette stratégie pourrait aussi se déployer demain à proximité des zones urbaines. Un exemple précurseur : dans le sud de Rotterdam, aux Pays-Bas, l’eau a été réintroduite ces dernières années dans le polder agricole de Noordwaard, offrant une barrière naturelle à la commune de Dordrecht.
C’est efficace ? Laisser mers et fleuves reprendre leurs droits s’inscrit dans une stratégie de long terme. « Cela va générer quelques problèmes maintenant mais ceux-ci seront bien moindres que si l’on ne changeait pas les pratiques », prédit l’architecte Bruno Barroca. À la suite de la dépoldérisation, il arrive en effet que certains logements soient évacués et leurs occupants relocalisés.

3 / Bâtir des villes-éponges
Comment ça marche ? Fini l’ère du tout-béton : s’inspirant du fonctionnement d’une éponge, certaines villes font le pari d’absorber et de stocker les eaux pluviales pour atténuer le risque d’inondation. Toitures végétalisées, routes en béton poreux, espaces urbains pouvant faire office de bassins de rétention d’eau et réservoirs sous les parcs capables de drainer les sols humides font partie de leur panoplie.
Où est-ce que ça existe ? La « spongification » a été popularisée par le lancement en 2015 d’un programme national en Chine, dont la ville de Wuhan – oui, celle-là même qui fut l’épicentre de la pandémie de Covid-19 – est l’une des pionnières. D’ici à 2030, 80 % des aires urbaines du pays devront adopter ce modèle en réutilisant 70 % des eaux de pluie. Inspiré de méthodes néerlandaises, le concept inspire d’autres grandes métropoles telles que Berlin, New York, Singapour ou Paris et ses « cours Oasis », ces îlots de verdure et de fraîcheur qui fleurissent dans certaines cours d’école.
C’est efficace ? En juillet 2021, les inondations qui ont englouti la ville de Zhengzhou, pourtant partie prenante du programme chinois, ont mis en évidence les limites du modèle. La désimperméabilisation de certains espaces n’a pas non plus empêché la ville de New York de se lancer dans la construction d’une digue géante pour tenir tête à la montée des eaux… Selon Bruno Barroca, à l’heure où un nombre croissant de villes oscillent entre sécheresses et inondations, le concept de ville-éponge est en réalité « plus intéressant sur l’aspect gestion de l’eau que sur les inondations, sauf en cas d’événements très localisés ».

4 / Repenser l’urbanisme
Comment ça marche ? Logements sur pilotis, ajout d’un étage aux maisons de plain-pied (au cas où le rez-de-chaussée serait submergé), quartiers flottants… Et si l’arrivée de l’eau n’était pas forcément synonyme de catastrophe lorsqu’on rehausse l’habitat ou que l’on ne construit pas sur la terre ferme ?
Où est-ce que ça existe ? Entièrement situé en zone inondable, le quartier de HafenCity, à Hambourg, en Allemagne, est un cas d’école : accessibles par des passerelles et des rues surélevées, ses immeubles sont perchés sur des socles de cinq mètres de haut, tandis que les parties basses comprennent des squares et des parkings étanches susceptibles d’être submergés sans dégâts majeurs. Du côté de l’habitat flottant, citons le quartier d’IJburg à Amsterdam, amarré à une île artificielle, qui inspire aujourd’hui des méga-projets dignes du scénario du film Waterworld (1995) dans lequel l’humanité vit sur des atolls artificiels. Soutenu par l’Onu, celui de la start-up américaine Oceanix consiste à bâtir une ville entière sur l’eau. La construction du premier prototype devrait démarrer en 2023 au large de Busan, en Corée du Sud.
C’est efficace ? Lorsque les inondations ont frappé Hambourg en 2013, HafenCity a tenu bon. Reste que l’addition de ce type d’aménagement est souvent salée (13 milliards d’euros dans ce cas précis), sans que ce soit forcément une fatalité. À Romorantin (Loir-et-Cher), un quartier résilient du même genre, constitué en grande partie de logements sociaux, a été aménagé dans une zone très exposée aux crues.

5 / Relocaliser les villes
Comment ça marche ? À mesure que le risque climatique se précise, se pose la question de la relocalisation anticipée des infrastructures et des villes inexorablement condamnées ou surexposées. Accepter que l’eau ait « gagné », pour reprendre le terme de la journaliste Erica Gies, évite aux habitants concernés d’évacuer dans la précipitation et la douleur.
Où est-ce que ça existe ? Alors que Jakarta continue de s’enfoncer sous le niveau de la mer, le gouvernement indonésien se prépare à « déménager » celle-ci sur les hauteurs de Bornéo, où une nouvelle mégalopole, baptisée Nusantara, doit sortir de terre. Entre 2024 et 2027, 25 000 fonctionnaires devraient y être transférés chaque année. Ailleurs dans le monde, à plus petite échelle, d’autres villes ont déjà sauté le pas, à l’image de Kinston, une commune de 20 000 habitants en Caroline du Nord, qui a relocalisé certains quartiers sur les hauteurs à la suite d’une série d’inondations subies dans les années 1990. À Lacanau (Gironde), un projet de relocalisation de plus de 1 200 logements est également à l’étude depuis 2012.
C’est efficace ? D’un point de vue économique, ça se tient : on évite de reconstruire après chaque catastrophe et on étale les dépenses dans le temps. Encore faut-il disposer de l’espace nécessaire et convaincre les habitants, souvent très attachés au bord de mer, du bien-fondé de la démarche. Servane Gueben-Venière souligne toutefois les « opportunités » susceptibles d’en découler, comme la « libération des grandes plages qui ont l’espace pour se recharger naturellement ».