« Pollen », l’expo bordelaise qui transforme le musée en écosystème vivant
Inaugurée en mars dernier, l’exposition Pollen met en scène des œuvres dont les matériaux naturels évoluent, mutent et se dégradent au fil du temps. Questionnant ouvertement la pérennité de l’art, ce récit de collection nous pousse à repenser notre rapport au vivant et à cultiver de nouveaux imaginaires moins anthropocentrés.
Au premier étage du musée d’art contemporain de Bordeaux (CAPC), des bouquets de fleurs flamboyants prennent la pose. Enfermés derrière une vitrine, ils recyclent l’air et l’eau jusqu’à suffoquer et flétrir. D’abord transparent, le plexiglas se couvre au fil des jours d’une buée qui annonce la mort de la composition florale. Cette œuvre évolutive de Jesse Darling, intitulée Untitled (Still life), en dit long sur la fragilité intrinsèque et la marchandisation du vivant. Maintenues en captivité dans un écrin transparent, les fleurs se retrouvent prises dans une sorte de « piège à temps » qui ne parvient pas à altérer le processus de dégradation. Un clin d’œil de l’artiste britannique qui se moque avec poésie des tentatives parfois absurdes de la conservation muséale face au vivant périssable.
C’est d’ailleurs tout le propos de l’exposition Pollen présentée par le CAPC jusqu’en janvier 2027. Ici, l’enjeu est double : d’un côté rendre palpable l’écosystème que représente la collection, de l’autre mettre en lumière des œuvres qui examinent et repensent notre rapport à la nature. « Il faut se représenter ces pièces d’art comme de la matière vivante, toujours en évolution, et non pas comme des objets figés dans le temps, précise le commissaire d’exposition Cédric Fauq. La collection est telle un écosystème. Certaines œuvres s’épanouissent dans le biotope contrôlé qu’est le musée, d’autres sont instables, d’autres encore se dégradent ».
« L’ensemble des œuvres de la collection peut être considéré comme un jardin dont il faut prendre soin »Cédric Fauq, commissaire de l'exposition
Avec le temps, certaines pièces se métamorphosent, la résine des peintures craque et les couleurs se ternissent. Ainsi en va-t-il du dispositif Pollen de noisetier (1992) de Wolfgang Laib. L’artiste allemand a pour habitude de récolter le pollen de noisetiers, de pissenlits ou encore de pins quand vient le printemps puis l’été. Aujourd’hui conservés dans des jarres en verre, ces grains de poussières volatiles sont passés d’un jaune impérial à un marron terreux au fil des ans. « Cette œuvre, que l’on exposait autrefois à même le sol, remet en question l’idée selon laquelle une œuvre doit impérativement tenir dans le temps, explique Cédric Fauq. Sa fragilité et son éphémérité font sa force esthétique ».
Musée-jardin
Vous l’aurez compris : au CAPC, on n’a pas peur que les œuvres mutent. Mais les équipes de conservation du musée ne sont pas moins garantes de leur longévité. « Dans un musée, on régule les fluctuations de température, de luminosité, d’humidité et la présence de « nuisibles » pour mieux accompagner le développement des œuvres dans le temps et ralentir leur dégradation, explique Cédric Fauq. Lorsque j’ai imaginé cette exposition, je me suis beaucoup inspiré de l’anthropologue américain Fernando Domínguez Rubio qui, dans son ouvrage Still Life. Ecologies of the Modern Imagination at the Art Museum (2020), compare le musée à une serre ». Et de préciser : « L’ensemble des œuvres de la collection peut être considéré comme un jardin dont il faut prendre soin ».
Abolissant la frontière entre « l’intérieur » muséal et « l’extérieur » naturel, le musée devient un biotope où les œuvres communiquent et se pollinisent entre elles. On y retrouve les vidéos, sculptures, peintures et installations d’artistes contemporains comme l’italienne Chiara Camoni (et son sol serti de fleurs), la new-yorkaise Olivia Erlanger (avec son ventilateur plafonnier en forme de papillon), le montreuillois Julien Creuzet (qui présente, dans une vidéo, un alter ego transparent gagnant en densité au fil des expériences) et la britannique Samara Scott (avec sa boîte de plexiglass, remplie de produits et substances plus ou moins toxiques).
Un nouveau règne
Tantôt critiques de notre rapport extractiviste à la nature, tantôt contemplatives et apaisantes, ces œuvres nous invitent à « réinventer notre relation à la nature et à ses différents règnes (animal, végétal, minéral) pour construire un futur plus désirable d’un point de vue écologique », souligne Cédric Fauq.
Le pari est sans conteste réussi. On en ressort même avec une envie nouvelle : découvrir une exposition qui, cette fois, n’interfèrerait à aucun moment dans le processus de dégradation ; une exposition où les matériaux vivraient et périraient sans assistance. Cédric Fauq, pour sa part, imagine un avenir muséal en plein air. « L’enjeu n’est pas tant de « faire entrer » la nature dans le musée que de faire exister la possibilité de l’art en dehors du musée. Il s’agit de permettre à l’art d’exister ailleurs, hors des espaces qui lui sont traditionnellement consacrés », explique le commissaire d’exposition. Et d’imaginer : « Et peut-être même de concevoir un art qui ne soit pas uniquement destiné aux humains ». Si une telle expo voit le jour, soyez certains qu’on sera parmi les premiers dans la file d’attente.
L’exposition Pollen, qui se déroule du 28 mars 2025 au 31 janvier 2027, est le troisième des récits de collection du musée d’art contemporain de Bordeaux. L’objectif de ces récits de collection est de faire dialoguer des œuvres déjà acquises par le CAPC avec des pièces inédites. Tous les six mois, un nouvel artiste est mis à l’honneur. Et c’est Emma Reyes qui ouvre le bal. Née en Colombie et décédée à Bordeaux, la peintre autodidacte représentent des visages humains qui se fondent à une végétation luxuriante. Une manière de rappeler que tous les vivants, y compris les humains, sont interconnectés et dépendants. Prochains sur la liste : la néerlandaise Kinke Kooi, le new-yorkais Ben Thorp Brown et la chicagoane Faith Wilding.