Uniformisation, politesse… Comment ChatGPT transforme notre façon de parler

Un article du média américain The Verge détaille la façon dont les IA génératives modifient « notre façon de parler et d’interagir avec les autres ». Certains termes anglais privilégiés par ChatGPT (meticulous, delve…) sont désormais plus fréquemment utilisés en ligne.

Uniformisation, politesse… Comment ChatGPT transforme notre façon de parler
Extrait du film The Truman Show © Scott Rudin Productions / Paramount Pictures

La référence est presque trop évidente, alors autant l’évacuer d’emblée : dans son célèbre roman dystopique 1984, l’écrivain britannique George Orwell forge le concept de « novlangue » pour désigner, dans son récit, un vocabulaire à part entière, soutenu par un régime dictatorial et dont le but est l’anéantissement de la pensée et l’asservissement total du peuple. Concept si puissant qu’il est aujourd’hui passé dans le registre courant des sciences humaines, certains sociologues comme Agnès Vandevelde-Rougale s’en emparant pour décrire les transformations lexicales du management contemporain

« Accélération »   

Dans un futur proche, faudra-t-il également composer avec une « novlangue de l’IA » ? C’est à cette question plus sérieuse qu’il n’y paraît que s’intéresse le média américain The Verge dans un article publié sur son site le 20 juin dernier. Sobrement intitulé « Tu sonnes comme ChatGPT » (You sound like ChatGPT, en anglais), celui-ci constate en effet, données scientifiques à l’appui, d’importants « changements dans notre façon de parler et de communiquer » depuis l’avènement de ChatGPT et consorts.  Une « influence linguistique » qui aurait même tendance à « s’accélérer » ces derniers temps, au point de reconfigurer non seulement notre vocabulaire mais aussi notre ton oral et nos constructions syntaxiques.

« Il ne s’agit pas seulement d’adopter le langage de l’IA : il s’agit aussi de la façon dont nous commençons à parler »
Extrait de l’article de « The Verge »

Selon des chercheurs de l’Institut Max Planck ayant analysé quelque 280 000 vidéos YouTube de chaînes universitaires, dans les 18 mois qui ont suivi la sortie de ChatGPT, les mots anglais meticulous (« méticuleux »), delve (« fouiller »), ou encore adept (« expert ») ont ainsi été utilisés « jusqu’à 51 % plus fréquemment » qu’au cours des trois années précédentes. Des termes qui, comme l’ont démontré plusieurs études, correspondent à ceux privilégiés par le modèle d’OpenAI. En particulier delve, qu’Hiromu Yakura, auteur principal de l’étude et postdoctorant à l’Institut Max Planck, décrit comme une sorte de « filigrane linguistique », soit une empreinte presque assurément laissée par ChatGPT.

« Mais il ne s’agit pas seulement d’adopter le langage de l’IA : il s’agit aussi de la façon dont nous commençons à parler », poursuit The Verge. Soit à travers un discours « plus structuré et [portée] par une expression émotionnelle atténuée », comme le souligne notamment Levin Brinkmann, autre coauteur de l’étude. Professeur de sciences de l’information à l’université Cornell de New York, Mor Naaman a, de son côté, identifié plusieurs niveaux de « signaux humains perdus » à cause des percées de l’IA, au premier rang desquels « le sens de l’humour et la personnalité ».

« C’est toute la différence un texto du genre “Je suis désolé que tu sois contrarié” et un autre du genre “Salut, désolé, j’ai pété les plombs au dîner, je n’aurais pas dû zapper ma thérapie cette semaine” », détaille The Verge : « L’un paraît plat, l’autre humain. » Or, regrette Mor Naaman, de plus en plus de personnes auraient tendance à se tourner vers les chatbots pour résoudre ce genre de situations délicates, en particulier pour parler à des inconnus ou à des gens jugés « moins proches », avec lesquels prendre des pincettes paraît d’autant plus nécessaire.

« Plus influençables »

Résultat, « au lieu d’exprimer nos propres pensées, nous exprimons ce que l’IA nous aide à exprimer… Nous devenons plus influençables », explique Naaman. Le constat serait encore plus vif concernant toutes les langues « autres que l’anglais américain standard », qui ne composent vraisemblablement qu’une petite partie des bases de données exploitées par l’entreprise de Sam Altman, laquelle n’en maîtrise donc que la surface polie. Pour The Verge, l’enjeu est donc double : non seulement « préserver la diversité linguistique, mais aussi protéger les imperfections qui contribuent à la confiance » : accents et expressions régionales, maladresses en tout genre, expressions décalées…

Entre homogénéisation et hyperpersonnalisation, l’avenir n’est « pas encore tranché »
Extrait de l’article de « The Verge »

À moins que les systèmes d’IA ne deviennent eux-mêmes plus personnalisés au fil du temps, ce qui pourrait à la fois atténuer le problème et le renforcer… si cela débouchait sur une nouvelle uniformisation faussement « détachée ». Quoi qu’il en soit, pour le média américain, entre homogénéisation et hyperpersonnalisation, l’avenir n’est « pas encore tranché » : « Il dépendra de notre capacité à participer consciemment à ce changement […] et à choisir activement de préserver ou non les bizarreries et le désordre qui rendent la communication [humaine] si irremplaçable. »

Un programme approuvé par ChatGPT itself, qui, quand on l’interroge sur le sujet, nous répond que l’usage massif des IA pourrait bel et bien conduire «  à une forme de novlangue douce [et à] une normalisation implicite du langage ». Mais, rassure-t-il aussitôt, « ce n’est pas une fatalité – à condition de rester conscients de son influence, et d’oser écrire autrement ». Si même un chatbot le dit…

OSZAR »