Archives littéraires 2.0 : comment préserver les traces numériques des écrivains ?

Perte de fichiers, crash des serveurs ou obsolescence des logiciels : les écrivains et les institutions chargées de sauvegarder le patrimoine littéraire composent avec les défis liés à l’écriture sur ordinateur.

Archives littéraires 2.0 : comment préserver les traces numériques des écrivains ?
Extrait de la série American Crime Story © Disney+

« Mon écriture, de base, était manuscrite. L’ordinateur, je l’utilisais seulement pour finaliser mes écrits » explique Mathieu Simonet, auteur de romans autobiographiques. Comme lui, la grande majorité des écrivains n’écrit plus uniquement sur papier. À la caricature de l’artiste arrachant ses pages avec rage succède un nouveau cliché dans nos représentations culturelles : celui de l’auteur effaçant frénétiquement ses paragraphes lové au fond de son lit ou accoudé au comptoir du café du coin. Car ce bureau numérique s’emporte partout et renferme de nombreux supports : logiciels de traitement de texte, applications d’écriture, notes vocales retranscrites par IA…

« J’écris également sur les notes de mon téléphone, ce qui pose des questions de conservation car les notes dépendent de sa durée de vie » ajoute l’écrivain. En effet, la sauvegarde de ces « textes nativement numériques » – soit tout document créé sur ordinateur ou téléphone – est moins évidente qu’elle n’y paraît. Les auteurs ne comptent plus le nombre de textes perdus à cause d’un ordinateur obsolète, d’un crash de disque dur ou d’un problème d’adresse mail. Mathieu Simonet n’a par exemple plus accès à la correspondance de cinq ans tenue avec son éditeur : « Tout a disparu, et je me suis dit, “heureusement qu’il conserve tout“ ».

Limiter les pertes

Face à ces risques, les auteurs usent de stratégies. Quand Marie Darrieussecq, autrice d’une quinzaine de romans, travaille sur un manuscrit, elle s’envoie toutes les deux heures une nouvelle version de son texte sur plusieurs de ses adresses mail. Dès qu’elle y pense, elle met à jour sa clé USB. « Je crée pas mal de fichiers que j’appelle « old » et qui sont la mémoire de mes tapuscrits. J’y ai souvent recours dans l’écriture car parfois la version antérieure était meilleure que celle en cours », explique-t-elle.

« Les sites Internet brûlent. Ils ne sont pas dans le cloud, mais à Strasbourg… »

Aussi, créer un espace virtuel dédié à ses archives littéraires peut permettre de sécuriser ses documents. Depuis 2002, l’autrice alimente une site Internet  dédié de coupures de presses relatives à ses publications, d’extraits d’un tapuscrit corrigé de son premier roman, Truismes, ou encore de photos prises lors de ses trois tours de la Terre : « J’ai littéralement vidé le placard de mon bureau et mis en ligne des tas de trucs. Je voulais qu’il y ait une mémoire de mes rencontres, d’un certain état du monde aussi… ».

Mais en 2021, un incendie ravage le datacenter qui héberge son site et certaines de ses données sont perdues. « Ça m’a fait prendre conscience que les sites Internet brûlent. Ils ne sont pas dans le cloud, mais à Strasbourg… C’est moins romanesque, ou si mais alors du côté balzacien de la force ! » plaisante l’autrice. Depuis, elle a déposé ses manuscrits numériques à l’Institut mémoires de l’édition contemporaine situé près de Caen, en Normandie, où ses écrits peuvent d’ores et déjà être étudiés par des chercheurs.

Droit d’auteur numérique

Ces archives 2.0, au-delà de leur caractère faussement éternel, valent autant que les archives traditionnelles. « Que l’on écrive sur un vieux manuscrit ou sur un logiciel Word, cela reste des outils, rappelle Noémie Enser, avocate exerçant en droit d’auteur. L’œuvre reste protégée par le droit d’auteur. Le caractère inachevé n’a également pas d’importance : un brouillon de texte est protégé de la même façon qu’un manuscrit terminé ».

Ainsi, un auteur peut choisir de son vivant l’identité de l’exécuteur testamentaire qui décidera après sa mort du devenir de ses fichiers numériques. Comme un ordinateur peut renfermer sans délimitation des fichiers privés et des documents de travail, on peut imaginer l’enjeu de déceler post-mortem, ce qui « fera oeuvre » ou non dans ces milliers de données à disposition. Depuis le décès de son mari dont il est question dans son essai intime La fin des nuages, Mathieu Simonet a notamment commencé à parler de ces questions pratiques avec un notaire. « J’aime l’idée que plutôt qu’un proche, cet exécuteur testamentaire soit un écrivain plus jeune que moi qui comprend l’écriture » explique-t-il.

Laboratoire technique

À la Bibliothèque Nationale de France (BNF), la part des archives numériques reçues augmente depuis vingt ans ce qui modifie la nature du travail des conservateurs. « Mettre à disposition du papier pour les chercheurs, on sait le faire. Mettre à disposition des archives numériques, c’est autre chose, cela veut dire passer par des interfaces » résume Laurence Le Bras, cheffe du service des manuscrits modernes et contemporains au service des manuscrits de la BNF.

En effet, leur traitement nécessite de nouveaux outils et de nouvelles compétences : ouvrir un ordinateur, savoir le sauvegarder dans sa version d’origine, identifier et trier les formats des documents, repérer les doublons etc. Les conservateurs sont également confrontés à l’obsolescence des formats rendant avec le temps certains documents illisibles. « Un texte écrit il y a vingt ans sur un logiciel de traitement de texte peut par exemple générer des petits carrés quand on l’ouvre » explique Laurence Le Bras.

La personnalité de l’auteur survit-elle au formatage technologique ?

Une fois les archives traitées, encore faut-il pouvoir les mettre à disposition sur une plateforme capable d’héberger tous les formats de fichier, ce qui n’est pas le cas de la bibliothèque numérique actuelle de la BNF, Gallica : « À ce jour nous n’avons pas de dispositif parfaitement rodé, c’est encore un laboratoire » conclut la professionnelle.

Enfin, vous le savez, si vous êtes fan d’un auteur ou d’une autrice, accéder aux coulisses de son oeuvre procure une émotion singulière. Or, au vu du caractère lissé de ces archives numériques, on peut se demander si elles intéresseront autant les lecteurs. La personnalité de l’auteur survit-elle au formatage technologique ? Pensera-t-on, en lisant ces tapuscits exempts de ratures et de gribouillages dans le futur, qu’il était plus facile d’écrire au XXIème siècle que durant les siècles précédents ? Les données encodées dans les fichiers nous aideront peut-être à nous renseigner différemment sur l’expérience de l’écriture, en exploitant par exemple le temps passé sur un paragraphe ou le nombre de modifications opérées au sein d’une même phrase.

et aussi, tout frais...

OSZAR »