15 ans d’Usbek & Rica : nos 15 interviews les plus visionnaires

15 ans d’Usbek & Rica : nos 15 interviews les plus visionnaires
Extrait de « Star Wars, épisode 9 : l'ascension de Skywalker » (2019) © Lucasfilm / Bad Robot / Walt Disney Pictures

Pour fêter ses 15 bougies, la rédaction d’Usbek & Rica a dégoté dans ses archives 15 interviews qui portaient un regard précurseur sur le futur. L’occasion de faire le point sur l’impact des idées d’hier sur le monde d’aujourd’hui.

1. Raphaël Colson : « Aujourd’hui, presque toutes les formes d’anticipation passent par l’effondrement »

Que nous disent les œuvres qui se projettent dans le futur en partant du monde d’aujourd’hui ? Lorsque nous échangions avec  le spécialiste des imaginaires futuristes Raphaël Colson en 2019, il observait que la science-fiction contemporaine associait anticipation et post-apocalyptique, rendant l’effondrement omniprésent dans nos imaginaires – par exemple s’agissant de la crainte d’être dépassé par l’intelligence artificielle. Une tendance plus fertile qu’il n’y parait, puisque le post-apo était, d’après lui, un espace d’émancipation où repenser les liens sociaux après la chute du modèle néolibéral… qu’on attend encore.

2. Ross Goodwin : « L’intelligence artificielle va bouleverser notre façon d’écrire »

Auteur du « premier véritable livre écrit par une intelligence artificielle », 1 The Road, paru en septembre 2018, l’artiste et hacker Ross Goodwin invitait à l’époque à repenser la définition de l’auteur et le rapport entre technologie et littérature, anticipant que les IA poseraient bientôt massivement des questions sur la créativité, la propriété intellectuelle et la place de l’humain dans l’acte d’écrire. Une intuition que n’a fait que confirmer la parution, en janvier 2025, de l’essai Hypnocratie signé du philosophe hongkongais Jianwei Xun… qui n’était autre que le produit de Claude 3.5 Sonnet d’Anthropic et ChatGPT 4 d’OpenAI, deux IA nourries par des classiques de la pensée technocritique triés sur le volet, avec la complicité d’un éditeur italien. 

3. Michel Serres : « Le progrès est un paysage »

Interviewé sur le progrès à l’occasion de la parution du premier numéro d’Usbek & Rica en 2010, le philosophe et historien des sciences Michel Serres expliquait pourquoi le progrès devait être envisagé comme un paysage en perpétuelle transformation, et non comme une simple accumulation technique. Insistant sur l’importance de la transmission et de l’éducation pour accompagner ces mutations, il appuyait la nécessité l’humanité doit apprendre à s’adapter à l’incertitude et à la complexité du monde contemporain… qui se sont encore étoffés depuis.

4. Corinne Morel Darleux : « Il nous reste environ trente ans de numérique devant nous »

Voilà déjà deux ans que l’écrivaine et militante écologiste alertait sur une crise majeure liée à la raréfaction des ressources à venir d’ici trois décennies. Elle nous invitait alors à anticiper cette banqueroute technologique à venir, et à réfléchir dès maintenant à concevoir des usages et alternatives durables. Un appel qui peine à se faire entendre, à l’heure des Stargate et autres plans de constructions de datacenters géants pour soutenir nos usages débridés de l’intelligence artificielle.

5. Christian Barillot : « Le XXIème siècle sera celui du cerveau »

Interviewé en 2018 sur le rôle du cerveau au XXIe siècle, le directeur de recherche au CNRS, spécialiste en neurosciences et médecine numériques mettait en avant l’importance des neurosciences pour les enjeux scientifiques, éducatifs et sociaux du futur, assurant que le cerveau deviendrait bientôt un objet de fascination collective. Des promesses de progrès médical et cognitif qui iraient jusqu’à bouleverser nos représentations de l’humain, ce que ne contredirait pas Albert Moukheiber, interviewé dans le cadre de notre dossier sur le cerveau du numéro 46 de notre magazine FUTUR, qui enjoint tout de même à se méfier de cet assaut généralisé sur le cerveau, scruté notamment par les champs du politique, du marketing et du développement personnel.

6. Agnès Ducharne : « Il faut une police de l’eau, avec des moyens suffisants »

Directrice de recherche au CNRS, hydrologue et climatologue, nous interviewions Agnès Ducharne en 2023 alors que la France connaissait une sécheresse historique et un déficit hydrique inédit. Spécialiste du cycle de l’eau et de l’impact du changement climatique sur les ressources hydriques, elle alertait sur la multiplication des sécheresses, la baisse des nappes phréatiques et la menace de désertification dans le futur, particulièrement dans le sud du pays, désormais comparable à l’Espagne. Pour y faire face, elle plaidait pour une gestion collective et équitable de l’eau, passant par des quotas, une tarification progressive et surtout la création d’une « police de l’eau » dotée de moyens suffisants pour faire respecter ces mesures, anticipant ainsi l’enjeu crucial de la gouvernance de l’eau dans un contexte de crise climatique accélérée. Surtout, l’universitaire mettait en garde contre l’illusion des solutions purement techniques (stockage, mégabassines) et insistait sur la nécessité d’un encadrement juridique et d’une adaptation rapide des politiques publiques pour préserver l’accès à l’eau pour tous.
 

7. Volker Engel : « Au cinéma, les fonds verts vont devenir une espèce en voie de disparition »

Volker Engel, superviseur d’effets spéciaux oscarisé et collaborateur de Roland Emmerich, était interviewé en 2021 alors que l’industrie du cinéma entamait une mutation technologique accélérée. Il anticipait la disparition progressive des fonds verts traditionnels au profit de technologies immersives comme les murs LED et la production virtuelle, capables de recréer des décors en temps réel. D’après le concepteur des effets spéciaux de Independence Day (1997), l’avenir des effets spéciaux serait marqué par une convergence entre tournage et postproduction, bouleversant les métiers du cinéma et la manière de raconter des histoires… sans pour autant que l’impact de l’IA sur le cinéma n’intervienne une fois dans l’échange. Une zone d’ombre qui fait lieu de prouesse vu depuis 2025.

8. David Golumbia : « Le Bitcoin est le reflet d’une idéologie anarcho-capitaliste »

David Golumbia, chercheur américain en sciences humaines et spécialiste du numérique à l’Université de Virginie, était interviewé en 2018 dans le contexte de l’essor des cryptomonnaies… mais de l’effondrement du Bitcoin en 2018, après plusieurs années d’une ascension qui semblait exponentielle. Il défendait la thèse que le Bitcoin n’est pas seulement une technologie mais incarne une idéologie libertarienne radicale, cherchant à contourner les États et à promouvoir un capitalisme sans entrave. Sa réflexion précurseure annonçait déjà les débats actuels sur la concentration du pouvoir, la dérégulation et les risques démocratiques liés aux monnaies numériques.

9. Sophie Dubuisson-Quellier : « Cibler les comportements des gens sans changer le système, c’est risible »

Sociologue, directrice de recherche au CNRS et spécialiste de la consommation, Sophie Dubuisson-Quellier était interrogée en 2019 alors que la « consommation engagée » gagnait en visibilité face à l’urgence écologique. Elle soulignait l’inefficacité des changements individuels isolés sans transformation structurelle du système économique et productif, plaidant pour des politiques collectives ambitieuses. Sa réflexion anticipait l’impasse d’une écologie centrée sur la responsabilité individuelle, aujourd’hui largement débattue dans les mouvements pour la justice climatique.

10. André Henry : « Le temps libre, c’est aussi et surtout un temps citoyen »

Le temps libre ne doit pas être réduit au loisir mais peut devenir un temps d’engagement civique : c’est la conviction que défendait l’éphémère ministre du Temps libre durant le premier mandat de François Mitterrand. Quelques décennies plus tard, il revenait, dans l’entretien qu’il nous accordait pour le numéro d’automne 2023 de notre magazine, sur la nécessité de repenser la place du travail et de valoriser les activités collectives et solidaires dans notre société. Une vision du futur pas si neuve, donc, mais qui semble plus impérissable que jamais.

11. Olivier Borraz : « Le confinement est un avant-goût de ce qui pourrait arriver avec la crise climatique »

Dans le sillage de la pandémie de Covid-19, Olivier Borraz, sociologue et directeur du Centre de sociologie des organisations à Sciences Po analysait en 2022 le confinement comme une expérience grandeur nature des ruptures sociales et politiques que pourrait provoquer la crise climatique, insistant sur l’impréparation des sociétés à gérer des chocs systémiques. Il invitait à tirer les leçons de la crise sanitaire pour anticiper et organiser la résilience collective face aux défis écologiques.

12. Ethan Zuckerman : « Facebook n’est pas fidèle à ses utilisateurs, il est fidèle à lui-même »

Ethan Zuckerman, professeur associé à l’Université du Massachusetts et pionnier de l’internet civique, a été interviewé en 2023 alors que la régulation des géants du numérique devenait un enjeu mondial. Il dénonçait la logique de Facebook, qui privilégie ses propres intérêts économiques au détriment de ses utilisateurs, et plaidait pour des plateformes plus éthiques, ouvertes et interopérables. Sa vision anticipait la montée de la défiance envers les réseaux sociaux et la nécessité de repenser la gouvernance du numérique pour préserver la démocratie - prédiction confirmée par la perte de valeur du réseau social X, la réflexion autour de l’interdiction des réseaux sociaux aux moins de 15 ans en France, ou encore le procès de Meta pour position dominante illégale.

13. Jamie Bartlett : « Nous serons bientôt incapables de faire des choix. La démocratie aura alors disparu »

Essayiste britannique et spécialiste des enjeux numériques, Jamie Bartlett était interviewé en 2019 à l’occasion de la sortie de son livre L’homme ou la machine (De Boeck, 2019). Il alertait sur le risque que la complexité technologique et la délégation croissante des décisions aux algorithmes rendent la démocratie impuissante, voire obsolète, face à des systèmes automatisés. Sa réflexion annonçait la crise de la décision politique à l’ère de l’intelligence artificielle et la nécessité de préserver la capacité collective à faire des choix.

14. Alain Deneault : « Il devient impératif de redéfinir le mot “économie” »

Philosophe québécois, Alain Deneault était interviewé alors que les limites du modèle économique dominant étaient exposées au grand jour par la pandémie de Covid-19. Il plaidait pour une redéfinition profonde du mot « économie », afin de l’ouvrir à d’autres disciplines et de l’articuler à l’écologie, loin de la seule logique de croissance. Il annonçait l’émergence de nouveaux paradigmes économiques intégrant les enjeux sociaux et environnementaux – bascules qu’on attend encore à l’heure de la montée en puissance de l’écofascime et du piétinement de la pensée libre et de la vérité scientifique.

15. Lê Nguyên Hoang : « L’attention est devenue le nouveau pétrole »

Mathématicien, médiateur scientifique à l’EPFL et désormais vidéaste derrière la chaîne YouTube Science4all, nous rencontrions Lê Nguyên Hoang en 2019 alors que la question de l’économie de l’attention émergeait dans le débat public. Il analysait la captation de l’attention par les plateformes numériques comme une ressource stratégique, comparable au pétrole pour l’économie du XXe siècle, et appelait à une régulation éthique des algorithmes. Sa réflexion anticipait la prise de conscience collective sur les enjeux de manipulation, de santé mentale et de responsabilité des acteurs du numérique – enjeux plus prégnants que jamais à l’heure où des études paraissent sur l’impact des IA génératives sur le psychisme humain.

OSZAR »