L’élevage de saumon du futur, plus high-tech mais pas forcément plus écolo
Reconnaissance faciale des saumons, algorithmes de suivi de la santé des poissons… Dans cet article conçu en partenariat avec Arte Tracks, Usbek & Rica sonde le futur toujours plus high-tech des élevages de saumons, qui promettent de rendre cette industrie plus « durable »… pour mieux noyer le poisson, et éviter toute remise en question de son modèle.

En sushi, dans un poké bowl, sur des blinis : le saumon se décline à toutes les sauces et envahit nos assiettes. Sa production mondiale a triplé en vingt ans, passant d’un million de tonnes au début des années 2000 à trois aujourd’hui. Une industrie en plein boom dont la réalité est loin d’être rose – tout comme sa chair, qui serait grise sans les pigments synthétiques que l’on ajoute à leur pitance dans les élevages intensifs.
À l’état sauvage, le salmo salar ne doit sa jolie « couleur saumon » qu’aux crustacés qu’il ingurgite. Sauf qu’il ne reste plus grand-chose de naturel dans la vie des saumons en 2025. Entre la surpêche en mer et le dérèglement climatique qui modifie leur environnement, ce poisson placé sur la liste rouge des espèces menacées se fait de plus en plus rare dans les rivières et les mers. Au point que dans 99,9 % des cas, celui que l’on consomme provient désormais d’élevages, dont les pollutions lui ont valu le surnom de « bombe rose ». Les chiffres de l’enquête Pink bombs publiée en octobre 2024 par l’ONG Seastemik et l’association Data for Good ont de quoi couper l’appétit : chaque minute, cette industrie abat 1080 saumons, capture 486 420 poissons sauvages (notamment dans les eaux d’Afrique de l’Ouest) pour alimenter les élecages, et émet 30 tonnes de CO2.
Saumons Google
Un « problème » que les innovations technologiques promettent d’alléger. Issue de l’incubateur X d’Alphabet – la maison mère de Google –, la start-up Tidal développe par exemple une « IA pour la prochaine génération d’aquaculture durable. » Le principe ? Grâce à des caméras sous-marines placées dans les élevages, une surveillance algorithmique de chaque poisson est déployée en temps réel. Le tout, afin de permettre une « prise de décision optimale » pour les aquaculteurs, de la détection des poux de mers (des parasites qui touchent fréquemment les saumons) à leur bien-être, en passant par la mise au point de systèmes d’alimentation automatisée. La jeune entreprise s’est alliée à un géant du saumon norvégien, Mowi, pour développer et tester ses modèles d’intelligence artificielle.
De la modélisation 3D des poissons à l’automatisation du tri entre les mâles et les femelles, l’aquaculture n’a jamais été aussi « intelligente ».
D’après Marilou Suc, qui dirige le cabinet de conseil en « croissance bleue » Blue Connection, ce type de solution peut notamment permettre de limiter le gaspillage alimentaire, dont les conséquences sont à la fois économiques (l’alimentation représentant 60 % des coûts de production) et écologiques (puisque la nourriture non ingurgitée par les poissons peut entraîner une eutrophisation du milieu, soit un déséquilibre de fonctionnement des écosystèmes aquatiques). « Grâce à cette technologie, en analysant le comportement des poissons – est-ce qu’ils sont stressés, est-ce qu’ils ont faim ? –, on peut déterminer le meilleur moment pour les nourrir », explique-t-elle.
Tidal n’est pas la seule sur le créneau. Une nouvelle vague d’outils dopés à l’IA est en train de déferler dans l’industrie du saumon. De la modélisation 3D des poissons mise en œuvre par MarineSitu à l’automatisation du tri entre les mâles et les femelles mis au point par Econexus, l’aquaculture n’a jamais été aussi « intelligente » et « automatisée »… mais pas forcément beaucoup plus écolo. « Ça ne va pas fondamentalement changer l’impact écologique considérable de cette industrie. À mon avis, c’est plutôt une optimisation du fonctionnement de l’élevage qui est visé », juge Fabrice Teletchea, enseignant-chercheur en aquaculture à l’Université de Lorraine.
Poissons du désert
Le recours à ces dispositifs high-tech repousse toujours plus les limites de l’élevage, encore largement cantonné aux cages en mer à proximité des côtes. Premier cas de figure : les fermes aquacoles en haute mer (offshore), dont la première, d’une capacité de 1,1 million de saumons, a été inaugurée en Norvège en 2017. « Le fait de placer les cages plus en profondeur offre des conditions environnementales et de températures adéquates, permettant notamment d’éviter la contamination des parasites (poux des mers), et nécessite tout un panel de technologies comme des robots sous-marins pour voir comment les poissons se comportent », déroule Marilou Suc.
Autre piste de développement high-tech pour cette industrie, les fermes à saumons… sur la terre ferme. Connus sous le nom de RAS (pour « Recycled Aquaculture Systems »), celles-ci visent à élever les saumons sur l’ensemble de leur cycle de vie dans des bassins fermés et cristallisent les espoirs de croissance de la filière. Grâce à ces fermes-usines, la production mondiale pourrait en effet quasi doubler (+91 %) selon l’enquête Pink Bombs. Plus besoin d’avoir accès à la mer, celui que l’on surnomme le « poulet des mers » peut désormais, en théorie, être « produit » partout… y compris dans le désert des Émirats arabes unis, où le géant Fish Farm se vante de produire 2000 tonnes de saumon par an. Ou encore en Arabie Saoudite, qui a annoncé au début de l’année la construction de la plus grande ferme à saumons du Moyen-Orient (100 000 tonnes par an).
Emirati entrepreneur uses fish farm to grow food in the desert. I visited this farm in Al Ain desert when I was working in UAE, a very interesting example of integrated agriculture making the most of aquaculture, crops, forestry & animal production www.youtube.com/watch?v=6hIG…
— Lionel Dabbadie (@dabbadie.bsky.social) 11 septembre 2024 à 04:18
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Un moindre mal comparé aux cages en mer, relativise Marilou Suc. « Je trouve qu’on ne fait pas mieux dans le sens où il n’y aura pas de rejet dans l’environnement puisque tout fonctionne en circuit fermé, estime l’animatrice du podcast BlueTech around the world. On peut adapter chacun des paramètres, comme la température de l’eau, l’oxygène dissous, le pH, l’ammoniac ou encore le dioxyde de carbone qui doivent être surveillés et ajustés en permanence pour garantir le bien-être des poissons et l’efficacité du système. »
Vive les bivalves
Ces usines ne sont toutefois pas du goût de l’ONG Seastemik, qui dénonce des infrastructures « ultra-énergivores » (pour filtrer, refroidir et faire circuler l’eau d’un bassin d’une capacité de 10 000 tonnes de saumon par an, il faut environ 100 gigawattheures par an, soit l’équivalent de la consommation de 43 000 Français) et donc « à forte empreinte carbone » (entre 2 et 14 kilos de CO2 par kilo de saumon produit). Sans compter les « densités excessives », jusqu’à cinq fois plus élevées que dans les élevages en cages marines, qui n’augurent rien de bon pour le niveau de stress des animaux.
Pour Esther Dufaure, directrice de Seastemik, le recours aux technologies visant à « optimiser » les élevages de saumons incarne finalement « l’approche technosolutionniste poussée à son paroxysme. » Bref, une fuite en avant qui ne résoudra pas le nœud du problème, à savoir que « les élevages de poissons carnivores [comme les saumons] sont insoutenables pour la survie des populations de poissons sauvages, pour la sécurité alimentaire des populations côtières et in fine pour l’Océan. »
De quoi rappeler l’impérieuse nécessité de détrôner le saumon de nos assiettes, et inviter à faire preuve d’un peu de créativité. Face au produit de masse standardisé qu’est devenu le poisson à la chair (faussement) rose, le duo d’artistes Cooking Sections invite ainsi, dans un reportage de l’émission TRACKS, diffusé sur Arte ce lundi 9 juin, à redécouvrir les vertus d’une alimentation vraiment locale et en harmonie avec le vivant. En l’occurrence, dans le cas des côtes écossaises (qui ont fait de l’exportation des salmonidés un pilier de leur économie), en troquant le saumon pour les algues et les bivalves – palourdes, huîtres, moules et autres fruits de mer à l’empreinte carbone particulièrement basse puisqu’elles se contentent de filtrer l’eau de mer pour se nourrir – qui surgissent à marée basse. Après tout, cette pratique alimentaire a déjà son nom désignant une alimentation végétale incluant ces mollusques marins : bivalvegan.