On a hacké Google Maps pour mettre les kiosques à la Une
TRIBUNE // Hacker Google Maps pour parler des kiosques. C’est le geste symbolique – et très sérieux – qu’a choisi l’équipe du média Climax pour défendre l’accès à une information libre, indépendante et non-algorithmée. Pour eux, les kiosques à journaux (et à magazines) sont le dernier point d’ancrage entre l’espace médiatique et l’espace public. Explications.

Qu’est-ce qu’un kiosque ? Une étrange petite tour de guet en tôle, posée sur les trottoirs de nos villes, qui vend encore – contre toute attente – des journaux, des bonbons à la menthe et un peu d’humanité. Mais surtout, c’est le dernier endroit où l’on choisit ce qu’on lit sans que personne ne le décide pour nous. C’est la presse sans algorithme, sans scroll, ni pop-up. C’est une couverture qui vous accroche l’œil au lieu d’une recommandation qui vous enferme dans une bulle. C’est une conversation avec un humain, pas une notification push. Bref, le kiosque incarne une survivance à la fois matérielle et culturelle : celle d’un rapport physique, situé, à l’information.
Il est où mon kiosque ?
Depuis 2011, la France a perdu plus de 5 000 points de vente de presse. En cause : l’effondrement progressif des ventes papier (– 4,6 % rien qu’en 2023) et l’essor des usages numériques (en 2021, 7 Français sur 10 s’informaient en ligne).
Pourtant, tout n’est pas perdu. La presse papier représente encore près de 3 milliards d’exemplaires diffusés par an, et certains segments résistent voire progressent : la presse jeunesse, culturelle, indépendante, ou encore les mooks – ces magazines hybrides entre revue, livre et manifeste. En 2023, les ventes au numéro dans ces catégories étaient en hausse selon l’Alliance pour les chiffres de la presse et des médias.
Le kiosque est un point d’accès direct, non filtré, non ciblé, à la presse
De nouveaux kiosques ouvrent, aussi. Modernes, jeunes, plus vivants que jamais. Signe des temps, la très branchée marque News & Coffee – entre flat white et des mags indés – vient tout juste d’ouvrir sa première adresse à Paris. Depuis Bordeaux, le kiosque Basta vient d’être repris par deux trentenaires, qui servent la presse et du café de spécialité de jour, et transforment leur kiosque en booth DJ et leur parvis en dancefloor la nuit. « L’idée c’est de réintroduire de la rencontre dans l’espace public, explique son cofondateur Maxime Morcelet. Comme beaucoup de kiosques, on a la presse traditionnelle, des jeux à gratter et le loto, mais on a aussi voulu rajouter deux choses qui nous semblaient essentielles : le café/pâtisserie pour que les gens prennent le temps de s’arrêter, discuter, et rencontrer d’autres personnes, et une sélection de presse indé sur l’art, l’écologie, le féminisme, autant de sujets importants aujourd’hui ».
Tous les mois, de nouveaux magazines font leur entrée en kiosque. Cette année, c’était le cas de Papotin, d’AOC, ou encore de Climax. Une petite vague d’audace éditoriale dans un paysage pourtant décrit comme sinistré. Un choix à contre-courant, presque romantique – mais loin d’être anodin. Car publier en kiosque en 2025 est un engagement économique et politique. Tirage, impression, stockage, mise en place, remontée des invendus… ce circuit physique, souvent opaque, repose sur un modèle fragile où les marges sont minimes et les risques réels.
Alors pourquoi y aller ? Parce que malgré tout cela, le kiosque reste un lieu irremplaçable. C’est un point d’accès direct, non filtré, non ciblé, à la presse. C’est le seul espace où un magazine peut être découvert par hasard, feuilleté sans login, transmis de main en main. En choisissant les kiosques, nous choisissons une forme de visibilité non conditionnée par la publicité ou les algorithmes. Une manière concrète de défendre un modèle de presse indépendant, incarné, humain.
Face à ce paradoxe – les kiosques s’effacent alors qu’on a plus que jamais besoin d’eux – nous avons voulu mener une action symbolique : déclarer notre amour aux kiosques à journaux. Et le faire en le criant sur tous les toits. Ou plutôt sur tout Google Maps.
HacKiosque : inviter l’affect sur la carte
Le 2 juin 2025, nous avons modifié les fiches Google Maps des kiosques à journaux à travers la France. C’était bien-sûr une manière de nous faire connaître, mais ce n’était pas pour autant une action publicitaire : c’était une intervention cartographique. Un geste modeste, mais politique. Car à l’ère du numérique, les cartes sont devenues des interfaces d’usage avant d’être des outils de savoir. Elles guident les trajets, déterminent la visibilité des commerces, organisent nos choix dans l’espace. Ce que Google Maps montre ou ne montre pas structure notre attention collective.
Modifier une fiche, c’est faire exister un lieu. Lui redonner un visage. Y insérer une image, une phrase, une déclaration d’amour aux kiosquiers. Le kiosque, souvent flou ou mal géolocalisé, devient soudain un lieu « augmenté » : porteur de sens, de message, de culture.
« Il y a ici une vraie dynamique de socialisation, et de rencontre entre des individus d’univers et d’opinion très différents »Maxime Morcelet, cofondateur du kiosque Basta à Bordeaux
Cette démarche s’inscrit dans une tendance émergente que les observateurs appellent déjà le phénomène MapTok – contraction de Maps et TikTok. Des adresses de restaurants confidentiels aux lieux de mémoire personnels, en passant par des « spots » de communautés alternatives, on assiste à une réappropriation sensible de la carte numérique. Le kiosque y a toute sa place. Comme point de repère matériel dans un monde d’écrans. Comme foyer de circulation des idées. Comme bastion de la presse indépendante.
Pour une écologie éditoriale de l’espace public
Il ne s’agit pas ici de nostalgie. Il s’agit de penser l’avenir de l’espace public à l’heure où la privatisation algorithmique de la visibilité redéfinit les contours de ce qui existe. Ce que nous appelons “public” est aujourd’hui souvent ce qui est sponsorisé, tagué, noté, cliquable. Les kiosques, eux, ne clignotent pas. Ils sont « juste » là. Et c’est peut-être cela qu’il faut défendre : une écologie de la présence non invasive. Un espace d’exposition douce. Un lieu où l’on découvre par hasard, où l’on choisit à la main, où l’on peut se tromper. Bref, un contre-modèle à l’économie de l’attention, où chaque pixel est optimisé pour capter notre regard. « Consommer des médias en numérique c’est cool, mais il y a un quelque chose d’irremplaçable dans les lieux, le papier, les gens, l’humain, résume Maxime Morcelet depuis son kiosque. D’abord c’est nous qui sélectionnons ce qui sera mis en avant – et pas un algorithme – et puis il y a ici une vraie dynamique de socialisation, et de rencontre entre des individus d’univers et d’opinion très différents ».
Bref, demain, allez dans un kiosque. Vous serez peut-être surpris par ce que vous y trouverez, probablement ému par ce qui s’y joue encore, mais assurément libre de choisir ce que vous lisez.