Faire des « projets » est-il forcément capitaliste ?

« Projet professionnel », « projet vacances », « gros projet rap »… Marre d’entendre parler de « projets » à toutes les sauces ? Dans un essai stimulant, la philosophe Amaena Guéniot propose de « déconstruire les structures capitalistes » liées à cette notion, pour mieux la réorienter « vers des finalités désirables ».

Faire des « projets » est-il forcément capitaliste ?
Extrait de la série The Office © NBC

« Parce que c’est notre projeeeeeeeeet ! » Ainsi s’égosillait un certain Emmanuel Macron, le samedi 10 décembre 2016 à Paris, en pleine campagne électorale, en clôture d’un meeting fleuve d’une heure et quarante-cinq minutes, dans une séquence devenue culte depuis.

Mais il n’y a pas qu’en politique que l’on parle de « projet ». Le terme, ces dernières années, se diffuse partout : « projet professionnel », « management par projets », « financement de projet », « projet achat » ou « vacances », « gros projet rap »… Que ce soit dans la sphère privée ou publique, professionnelle ou intime, cette notion s’est largement répondue dans le langage courant. Une inflation que la philosophe Amaena Guéniot relie au fonctionnement du « capitalisme contemporain » dans son récent essai La société des projets (CNRS éditions, 2025). Faut-il pour autant laisser tomber un terme vidé de son sens, à force d’être utilisé à tort et à travers ? Au contraire : cesser de se projeter reviendrait, écrit-elle, « à laisser à d’autres le soin de dessiner notre monde ».

Usbek & Rica : Le mot « projet » s’impose aujourd’hui dans tous les domaines. Mais d’où vient ce terme ? De quand datent ses premières occurrences ?

Amaena Guéniot

La première apparition du terme dans la langue française date du XVe siècle, mais l’usage du terme « projet » a connu une véritable inflation à partir de l’après-seconde guerre mondiale. Dans cette période de reconstruction, le projet est le symbole d’une volonté de maîtriser l’avenir en le planifiant ; c’est par exemple le temps des « grands projets » d’architecture. Puis, dans les années 1980, la logique du projet devient au contraire l’instrument et le prétexte d’un rejet de la planification.

Mon intérêt pour le sujet est né alors que je m’interrogeais sur mon orientation professionnelle : j’imaginais alors, naïvement, qu’il était possible de mener à bien des projets dans plusieurs domaines à condition de réunir les ressources suffisantes. Grâce à la lecture du Nouvel esprit du capitalisme (1999), l’essai des sociologues Luc Boltanski et Ève Chiapello, j’ai découvert que le dispositif du projet nourrissait le management, comme toutes les pratiques gouvernementales au service du capitalisme. Je me suis alors demandé si cette inflation du terme « projet », y compris dans des sphères alternatives, n’était pas le symptôme d’une grande prégnance de l’esprit du capitalisme. J’ai recherché, dans l’histoire de la philosophie, des outils conceptuels pour réhabiliter cette notion et la désencastrer du cadre capitaliste.

Comment définir cette notion aujourd’hui, à l’heure où elle semble recouvrir des réalités très différentes ?

Amaena Guéniot

Le projet se définit par trois caractéristiques. D’abord, il est une activité de production en commun : le projet, contrairement à la chimère, suppose une réalisation concrète, matérielle ; c’est d’ailleurs ce qui fait qu’il a une empreinte environnementale, même lorsqu’il s’agit d’un projet de service. Pour aboutir à une telle réalisation, une coopération est nécessaire : tout projet, même solitaire, repose à un moment ou à un autre sur autrui.

Deuxièmement, le projet se différencie du programme en ce qu’il est une production dont on pose les fins de manière autonome : alors que la réalisation d’un programme correspond à la production de tâches déterminées de façon hétéronome, le projet suppose une orientation de l’action en fonction des valeurs des sujets qui le portent. 

Enfin, il y a dans le projet une créativité intrinsèque, et donc une dimension d’incertitude : sa réalisation peut faire apparaître des choses qui étaient imprévues. La notion de projet permet donc de donner toute son épaisseur à l’avenir.

« Le capitalisme débouche sur une forme de déprojection, de perte d’élan, d’épuisement, y compris dans la sphère privée »

Comment le capitalisme a-t-il, selon vous, fait du projet l’un de ses mots-clés ?

Amaena Guéniot

Comme je le montre à partir d’une réinterprétation de La Grande Transformation (1944) de Karl Polanyi, le capitalisme s’est approprié les trois conditions de la projection que sont le travail (le travail vivant, incarné, mais aussi le travail cristallisé dans les objets techniques), la terre (toutes les dimensions de l’environnement, y compris la biodiversité) et la monnaie, qui est un instrument d’anticipation de l’avenir. À partir du moment où ces conditions font l’objet d’une appropriation lucrative, capitaliste, la sphère de projection autonome est, par définition, réduite à peau de chagrin. Par conséquent, nous nous projetons généralement dans un cadre doublement capitaliste : celui du « projet-marchandage » d’un côté, et celui du « projet-emploi » de l’autre. 

Le projet-marchandage désigne une sous-traitance généralisée : dans Germinal, Émile Zola décrit la manière dont l’exploitation est sous-traitée à des ouvriers payés à la tâche, qui sous-traitent eux-mêmes le travail à d’autres. Aujourd’hui, l’entrepreneur individuel – parfois présenté comme « ubérisé » – est le dernier maillon de la chaîne de sous-traitance. Le projet réunit, pour un temps éphémère, des équipes pluridisciplinaires qui seront ensuite dispersées, comme dans le cas de la construction d’un bâtiment.

Par ailleurs, le cadre que j’appelle projet-emploi se caractérise par la subordination. Lorsque je suis employé par une entreprise, je m’inscris dans un projet défini de manière hétéronome, par un patron ou un comité d’actionnaires par exemple. Même si je peux avoir une marge d’autonomie grâce à la conquête sociale et politique de droits et à des dispositifs de participation, je demeure subordonné à un projet qui n’est pas le mien. De tels dispositifs peuvent déboucher sur une forme de déprojection, de perte d’élan, d’épuisement, y compris dans la sphère privée.

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Emmanuel Macron en meeting à Nevers, en 2017 © Ville de Nevers / Flickr (CC BY-NC-SA 2.0)

C’est-à-dire ? Qu’entendez-vous par déprojection ?

Amaena Guéniot

La déprojection désigne une perte du désir et de la capacité à se projeter ; si elle se généralise, les conditions de vie et de projection se dégradent, puisque nous avons besoin des projets d’autrui pour nous projeter nous-mêmes. Cela appelle deux remarques.

D’abord, la déprojection ne peut pas être radicale : il y a toujours, dans la vie humaine et dans la vie en général, comme je le montre à partir du travail du philosophe Georges Canguilhem, une forme de projection. Réduire à néant sa projection, c’est faire l’épreuve de la mort. Inversement, s’il y a, dans la souffrance extrême, la possibilité d’un soin, c’est parce qu’il y a encore une puissance de projection, un désir de projection, ce que je développe grâce au travail de Paul Ricœur. La marge de projection dont nous disposons dépend toutefois du degré d’exploitation et de subordination auquel on est soumis. 

Ensuite, la déprojection peut être individuelle mais aussi collective. Par exemple, dans le cadre du capitalisme néolibéral, l’État se démet de sa puissance de projection en déployant toutes ses ressources pour que les acteurs privés (individuels et collectifs) se projettent par eux-mêmes et pour eux-mêmes. Concrètement, l’État démet la démocratie de la possibilité de se projeter en tant que corps civique, et transfère cette capacité de projection à des entreprises.

D’où la nécessité, écrivez-vous, d’« instaurer un droit à la projection »

Amaena Guéniot

Oui. Il serait culpabilisant et inefficace politiquement d’exiger des sujets, individuellement ou à une échelle locale, qu’ils renouent par eux-mêmes et d’un seul coup avec leur puissance projective quand les conditions de projection sont complètement accaparées par la logique capitaliste.

Le droit à la projection doit être conquis de manière institutionnelle. Heureusement, il existe aujourd’hui un « déjà-là », comme le dirait le sociologue Bernard Friot, pour concevoir une projection non-capitaliste. Par exemple, on pourrait mettre en place un salaire à la qualification personnelle [ou salaire à vie, ndlr], proposition que je reprends à mon compte, en proposant des amendements et en parlant de qualification pour les projets. Tous les sujets pourraient ainsi se voir dotés à la fois d’un statut et d’un salaire leur permettant de s’affranchir des logiques projectives capitalistes. Ce serait utile, par exemple, pour les personnes préoccupées par l’écologie mais actuellement contraintes de travailler dans une entreprise ayant des effets néfastes sur l’environnement. Pour éviter ce genre de contradictions, qui constituent aussi une forme de déprojection, cette qualification pour les projets me semble importante, mais il s’agit là seulement du premier jalon de tout un dispositif institutionnel.

« La destruction de l’environnement provient d’un défaut, plutôt que d’un excès, de projets »

À l’échelle de la société, faut-il moins de « grands projets inutiles », comme le répètent souvent les militants écolos ?

Amaena Guéniot

C’est un fait, on a aujourd’hui besoin de moins de grands projets de ce type. Il faut développer des activités que je qualifierais d’improjectives, c’est-à-dire qui sont elles-mêmes leur propre fin : la fête, le jeu, la danse… Le développement de ces activités, cependant, ne se fera pas de manière spontanée. Dans l’Histoire, la limitation de la journée de travail, de la semaine de travail, l’instauration des congés payés ou de la retraite ont été le fruit de mobilisations collectives, qui ont pris la forme de projets politiques.

Par ailleurs, les conditions dans lesquelles nous vivons et dans lesquelles nous nous projetons sont forcément médiées par la technique et par le travail humain vivant. On ne vit pas dans un jardin d’Eden où il suffirait de cueillir des fruits pour vivre. On a donc besoin d’assumer une part de ce travail humain, mais de l’assumer de manière plus réfléchie, plus finalisée, plus projective. La destruction de l’environnement provient selon moi d’un défaut de projet – au sens authentique du terme, c’est-à-dire d’un défaut de réflexion véritable sur les finalités de ce qu’on produit – plutôt que d’un excès de « projets ».

En cela, je partage la critique des « grands projets », à condition de la comprendre justement comme une critique des simulacres de projets. Le projet capitaliste est en fait un non-projet, dans la mesure où la quête du profit, qui le définit juridiquement, est essentiellement une poursuite de moyens (financiers) et non de fins. La perpétuelle accumulation de moyens, qui permet d’ajourner sans cesse le moment de se projeter authentiquement, engendre une spirale de destruction, en particulier sur le plan environnemental. Ce qui est détruit, ce sont non seulement les conditions de vie, mais aussi les conditions de projection des générations présentes et des générations futures.

et aussi, tout frais...

OSZAR »